Comme d'habitude, David s'inquiète. "A tous les coups, la camionnette sera en retard et on dira que c'est nous." David est un jeune type avec une licorne tatouée sur le bras, une cannette de Dark Dog dans la main et deux fossettes à chaque joue. Il a déjà bossé dans la restauration, les espaces verts, une usine de contreplaqué, le triage des cerises. Contrats précaires, à chaque fois. Ce coup-ci, il a décroché Peugeot, ou plus exactement une mission de quatre mois en atelier par le biais d'une boîte d'intérim, qui recrute pour un sous-traitant qui travaille pour Peugeot. Peugeot ! Il répète le nom, soufflé lui-même par sa chance. Le père de David bosse là depuis toujours. Lui se retrouve dans le même atelier, père et fils côte à côte, mais séparés par un gouffre : le contrat de travail. "Mon père, c'est un embauché", résume David. "Tous nos vieux sont des embauchés", tranche un blond d'une voix assez forte pour couvrir la musique qui sort de son portable. Il s'étonne qu'on ne connaisse pas le mot : "Ça veut dire qu'ils ont un contrat de travail à durée indéterminée."
Eux sont intérimaires, tous. Eux sont jeunes, tous sauf un grand maigre qui doit avoir la cinquantaine. Dans le groupe, ils se mettent à sourire, pas revanchards pour un sou, attendris au contraire par ces pères dont ils parlent comme si c'étaient eux les enfants, des créatures innocentes à protéger d'un monde mutant. Quelqu'un lance : "Vous imaginez nos vieux à la case chômage, comme nous ?" Rires. Et le blond, à nouveau, un peu bravache : "Ils n'y arriveraient pas."
Le contrat est devenu l'unité de valeur, et le CDI, la valeur suprême. Les deux tiers des salariés qui entrent à Pôle emploi ne demandent plus un métier mais "un CDI". Pour les employeurs, c'est l'inverse : 49 % des offres proposent de l'intérim, 30 % des CDD. L'explosion date du début des années 2000, où les entreprises ont commencé à gérer les variations de production avec un "matelas d'intérim" – le terme est officiel. Chez Peugeot, à Montbéliard, un employé sur trois a un statut précaire. C'est partout pareil, souvent pire. "Bien sûr, je ne peux pas bien le vivre, dit Marine, qui dirige le personnel dans l'un des ateliers. Mais on ne se bat plus sur le fait de le faire ou pas. On essaie de le faire correctement, voilà."
Sur le parking du fast-food, David prend une lampée de Dark Dog. "L'usine, je ne croyais pas que ça me plairait autant." Les fossettes se creusent d'un coup. "Le paradis." L'écran des portables affiche 4 h 45. Le blond se passe du gel dans les cheveux. "Tu crois qu'ils vont nous garder, chez Peugeot ?" A leur arrivée, un chef leur a annoncé que leur temps serait limité, forcément. Eux pensent que non. La rumeur circule qu'une petite poignée d'intérimaires sont devenus des embauchés l'an dernier. Ils y croient. "C'est con comme le Loto, mais on se dit : pourquoi pas moi ?", lance un petit avec un blouson James Bond. Il énumère ses chances : "J'ai un bon présentéisme, je suis bien vu des chefs. Il faut être bien vu quand on a de l'ambition."
"CE N'EST PAS UNE HONTE, L'INTÉRIM"
Tout le monde est intérimaire dans la famille de "James Bond", sauf le père, ça va de soi. L'autre jour, ils en ont parlé à table. Le père a dit : "Il faut aborder ouvertement ce qui se passe : quelle boîte peut dire où en sera le carnet de commandes dans six mois ? C'est malheureux, mais s'il faut en passer par là pour sauver le reste..." Tout le monde a rigolé. "Qu'est-ce qui t'arrive, papa ? Tu parles comme à la télé." Puis la mère : "Ce n'est pas une honte. Plein de gens ont leurs gosses en intérim ou au chômage, même chez les ingénieurs."
En général, on apprend le vendredi pour le lundi que le contrat ne sera pas renouvelé et, afin de maintenir la motivation jusqu'à la dernière heure, on délivre un certificat de bons services nécessaire pour un nouvel intérim. C'est, en tout cas, ce qui est arrivé au frère de David. Tout à la fin, le chef lui a précisé : "Attention, t'es pas viré. Virer un intérimaire, ça ne s'appelle pas virer." Le frère est sorti, il a traversé l'atelier, espérant ne croiser personne qu'il connaissait. Il n'aurait pas osé dire au revoir. Il avait l'impression d'être là depuis des années. En franchissant la porte, il a été surpris de se découvrir une envie de pleurer.
Le blond coupe qu'il ne faut pas se plaindre. Des gars de la CGT sont venus lui parler de ses droits. Sympa, il a trouvé. Lui ne croit qu'en une chose, l'argent. Avec ses trois premières paies, il prendra un scooter, "parce que plus gros, c'est difficile à acheter". Un soleil pâle sort lentement par-dessus le fast-food, et le vent fait voler des frites abandonnées sur le parking par des dîneurs.
A la grille de l'usine, le bus des "embauchés" est déjà là. Un type à l'avant est en train de caler sa gamelle dans son sac. En 1975, quand lui a été recruté, "le terme ouvrier à la chaîne était synonyme d'"esclave moderne". Aujourd'hui, on nous appelle "privilégiés"". Il a fini par y croire. "Ce qui était une fatalité pour nous est devenu le rêve de nos enfants." Son fils est juste derrière, sur le parking du fast-food. Il monte dans la camionnette des intérimaires en faisant le V de la victoire, suivi des autres qui font pareil, pendant que le blond filme la scène sur son portable. Il est 4 h 58 quand le véhicule démarre, soulevant en gerbes éclatantes les flaques laissées par l'orage.
Source (LeMonde)
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