Le Fret SNCF est-il un laboratoire social du rail ? C'est en tout cas le sentiment d'Eddy Pionnier, délégué Sud Rail du personnel, membre du CHSCT de la plate-forme Champagne Ardennes Picardie et conducteur de ligne passionnément Fret, dont les propos se trouvent curieusement étayés par ceux de la ministre de l'écologie, du développement durable, des transports et du logement.
À maintes reprises lors de son discours de clôture des assises du ferroviaire le 15 décembre dernier, Nathalie Koscieusko-Morizet a en effet fustigé l'expérience de l'ouverture en 2006 du fret ferroviaire à la concurrence comme étant le parfait exemple du « contre modèle qu'on ne veut plus revivre et retraverser. »
De là à conclure que la ministre et le syndicaliste sont sur la même longueur d'ondes, il y a un pas à ne pas franchir. Elle, dénonce une cacophonie statutaire préjudiciable à l'équité entre concurrents ; Autant dire une ouverture trop timorée à la concurrence (lire par ailleurs.)
Lui, dénonce un courant réformateur plus général qui se nourrit de la concurrence et dans lequel un conducteur de ligne ne retrouve plus toujours son train…
En l'espace de quatre ans, le cadre administratif d'Eddy Pionnier a changé trois fois de façon radicale.
« Lorsque le fret s'est ouvert à la concurrence, cinq directions Fret avaient été créées en fonction de critères géographiques. La plate-forme Champagne Ardennes Picardie dirigé depuis Châlons et dont dépendent les agents de Tergnier était initialement rattachée à la direction Nord et les réunions se tenaient à Lille ou à Paris. Deux ans plus tard, nous sommes passés à la création d'entités spécialisées en fonction des productions dominantes : au Nord le charbon et l'acier ; nous sommes passés quant à nous à l'Ile de France et aux céréales. Cela a duré un an et demi et depuis le mois de novembre dernier, nous sommes passés à l'entité sols et rails dont l'activité dominante est censée reposer sur les céréales et les produits de carrière. Notre cadre administratif résulte à présent d'un rapprochement de l'Ile de France à laquelle nous étions auparavant rattachés, et de la zone Atlantique ; un ensemble de quelque 3 500 agents dont 700 à 800 agents de conduites.
Pour les cadeaux de Noël, nous ne savions plus vers quel comité d'établissement nous tourner… »
D'une direction régionale à l'autre, les frontières ne sont pas totalement étanches mais la collaboration est parfois laborieuse…
« Ce n'est pas parce que nous sommes rattachés à l'Ile-de-France-Atlantique que nous ne tirons que des trains de céréales. Il peut nous arriver de tirer un train d'acier qui relève de la direction Nord mais si nous avons besoin d'une précision sur notre train personne à Châlons n'est alors en mesure de nous répondre et cela peut devenir usant car notre temps de prise de service est réglementé ; nous n'avons pas les moyens de consulter une dizaine d'interlocuteurs différents pour décrocher une précision sur un sillon que nous risquons de perdre si nous ne le prenons pas dans les temps impartis. »
Autre exemple d'obstacles quotidiens générés par le saucissonnage mais cette fois par celui des activités :
« Il y a au dépôt de Tergnier une passerelle qui sert à vérifier chaque semaine l'état des installations supérieures des machines et notamment du pantographe mais elle est recouverte de fientes de pigeons donc nous refusons de l'emprunter en l'état. De toute façon, il y avait auparavant un agent E - entendez par là Electrique - au dépôt pour assurer dans ces cas de figure la rupture de l'alimentation électrique. Avec la gestion par activité, il faut à présent commander la coupure de courant à l'Infra dont les agents sont au PRS ; mais eux refusent de s'occuper du fret. Les révisions hebdomadaires sont du coup assurées à Somain et cela coûte au Fret 100 000 € par an. »
Le double saucissonnage des activités et des services semble avoir parfois de surprenantes répercutions sur une stratégie commerciale qui ne s'embarrasse pas toujours de précaution à l'égard du client…
« Lors du dernier changement de service de la fin d'année 2011, nous devions tirer régulièrement jusqu'à Troyes des trains de grumes en provenance de Belgique. Les visites de ligne avaient été effectuées en conséquence et tout était prêt pour répondre aux attentes de ce nouveau client, à savoir acheminer son convoi hebdomadaire de 24 wagons pour moitié dans les Ardennes et pour l'autre moitié près d'Auxerre. Le contrat était déjà signé mais la SNCF a finalement estimé que le client devrait confier l'acheminement vers les Ardennes à la route parce qu'il lui revenait, à elle, trop cher. Il faut savoir que nous ne gérons plus les machines. Leur gestion est désormais confiée à une entité spécifique chargée de leur location et cela nous coûte 350 000 € par an et par machine. Dans ces conditions, la direction Fret se montre forcément très économe des moyens à mobiliser mais les commerciaux, eux, ne sont pas au fait de ces réalités. Ils ne disposent pas non plus des retours sillon (NDR : droits de passage concédés moyennant finance par réseau Ferré de France à l'entreprise SNCF sur une fraction du réseau dans une tranche horaire déterminée) or le client du fret SNCF fonctionne en flux aussi tendu que celui du fret routier. Il attend son convoi et à deux heures prés, il n'y a plus personne pour réceptionner le chargement. »
Élément clef du caractère concurrentiel d'une entreprise, la politique tarifaire de fret SNCF s'applique bien plus à couvrir les coûts du service qu'à élargir le porte feuille clients si l'on se réfère à l'exemple du MLMC, comprenez par là multi lots multi clients…
« Le marché du wagon isolé n'a pas été totalement abandonné au profit du train complet. Sur certains axes, l'entreprise s'efforce de former un même train par plusieurs clients sur lesquels elle répercute proportionnellement le coût du service. Mais si un client se retire, elle répercute le coût du service sur ceux qui restent et c'est alors l'effet domino.
Cela dit, la concurrence privée est soumise au même exercice d'équilibrisme entre coûts de service et recettes de prestation et les choix qu'elle opère ne répondent pas toujours aux attentes du client. Nous voyons revenir vers nous certains de nos anciens clients ; je pense notamment au groupe Saint-Gobain à Thourotte.»
L'EXEMPLE A NE PAS SUIVRE
Évoquant le 15 décembre dernier lors de la clôture des assises ferroviaires l'ouverture à la concurrence dès 2014 des trains d'équilibre du territoire (Corail, Theoz et Lunéa) et du trafic ferroviaire régional jusqu'alors réglementé par des conventions signées entre l'Etat, les régions et la SNCF, la ministre Nathalie Kosiusko-Morizet en a convenu : il ne s'agira pas de renouveler « la façon dont cela s'est fait dans le fret et qui apparaît […] comme un véritable contre-modèle qu'on ne veut plus revivre et retraverser. »
Traduction : le gouvernement veut aller plus loin dans l'ouverture à la concurrence.
Jusqu'à l'harmonisation du cadre social « pour tous les salariés du ferroviaire. », entendez par là jusqu'à l'élaboration d'une convention collective du transport de voyageurs éventuellement complétable par accords d'entreprises.
Objectif : « garantir les conditions d'une concurrence équitable entre les différentes entreprises ferroviaires. »
Les syndicats n'ont pas tardé à brandir la menace d'un démantèlement imminent du statut des Cheminots, eux qui se prennent à rêver d'une « harmonisation par le haut » à laquelle les précisions de la ministre ne donnent guère de chance de devenir réalité.
« Il s'agit d'éviter les erreurs du fret pour le transport voyageur et la SNCF, ainsi que les organisations syndicales, devront avoir toute leur place autour de la table des négociations » annonce t-elle.
On l'aura compris : syndicats et SNCF devront eux aussi entendre les arguments du secteur privé ; des deux oreilles pour ce qui concerne la SNCF, principale actionnaire dans le fret de VFLI, l'un de ses principaux concurrents privés.
COMMENT VOIT-IL L'AVENIR DU FRET FERROVIAIRE A TERGNIER ?
Lorsqu'il évoque l'avenir du fret ferroviaire sur le site de Tergnier qui figurait jadis parmi les fleurons des installations dédiées, Eddy Pionnier ne fait guère preuve d'optimisme. « Nous ne disposons plus pleinement des installations de l'ancien triage. Il y a des Anglais, des Belges… Il nous arrive de ne pas pouvoir faire un train car nous ne disposons plus de suffisamment de voies.
«… Nous étions encore 86 agents fret il y a deux ans ; nous ne sommes plus qu'une petite moitié. Nous assistons à un écrémage progressif qui n'est pas bien difficile à opérer. Exemple : nous avons perdu Valenton, un transport de céréales à destination de la région parisienne que nous avons dû laisser tomber pour nous concentrer sur la campagne de sucre à destination de Dunkerque. Problème : lorsque la campagne de sucre s'est terminée, nous n'avons pas récupéré Valenton. »
LE CHOIX DU FRET
Fret ou transport voyageurs : il faut choisir. C'est l'ultimatum auquel se sont trouvés confrontés les agents de conduite en 2006 lorsque la séparation des activités s'est posée comme un préalable à l'ouverture de la concurrente dans le fret ferroviaire.
Agent de conduite au dépôt de Tergnier depuis 1998, Eddy Pionnier a choisi le fret sans la moindre hésitation.
« Je trouvais ce boulot plus intéressant que le transport de voyageurs mais à l'époque, nous tirions beaucoup de trains de nuit » explique t-il.
Cinq ans plus tard, il ne renie rien de ses choix, contrairement à son collègue Philippe Pierre qui, après avoir choisi le fret, est revenu en 2011 au transport de voyageurs.
« C'est un travail vraiment solitaire et cela commençait à me peser. J'avais besoin de voir du monde » confesse t-il. Un besoin qu'Eddy Pionnier ne sous-estime pas. « À Tergnier, on ne voit plus grand monde. Lorsque nous avons besoin d'un renseignement, d'une précision, nous utilisons des bornes téléphoniques pour joindre Châlons. »
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