Malgré l'émoi, l'incendie a été maîtrisé en moins d'une heure, sans faire de blessé ni entraîner de conséquences environnementales. Il faut dire que depuis la catastrophe de Toulouse, l'entreprise de production d'engrais azotés, classée Seveso "seuil haut", en raison des dangers qu'elle comporte, n'a pas lésiné sur les mesures de sécurité : équipe de pompiers professionnels basée sur le site, vannes à fermeture automatique pour les tuyauteries de gaz, canalisations partiellement enfouies dans le sol, unité de production d'acide nitrique refaite à neuf, ou encore salle de contrôle résistante à une explosion.
"Depuis 2001, nous avons pris des actions très concrètes pour réduire les risques d'accidents et les impacts environnementaux. Au total, nous avons investi en moyenne 5 à 6 millions d'euros par an de remise à niveau sur les dix dernières années", assure Thibaud Tiberghien, directeur de l'usine, filiale de Total. Nous avons aussi considérablement réduit les rejets de dioxyde d'azote (NO2) : nous émettons aujourd'hui une tonne de NO2 par tonne d'acide nitrique utilisé pour fabriquer de l'engrais, contre 14 tonnes il y a vingt ans."
"GPN a fait énormément de progrès, confirme Claude Barbay, administrateur de l'association Haute-Normandie Nature Environnement. Le site est aujourd'hui moins étendu, et l'ammoniac, le plus dangereux des produits stockés, est cryogénique, c'est-à-dire qu'il a été refroidi à - 33°C à pression atmosphérique, au lieu d'être sous pression comme auparavant."
SÛRETÉ MINIMALE
Ces règles de sécurité n'ont pas toujours prévalu au sein de l'usine. "Dans les années 1970-80, on en faisait le minimum : tant qu'il n'arrivait rien, on ne faisait rien, se souvient Fabrice Anceaume, agent de maîtrise depuis 35 ans et membre CFDT du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Les gars avaient tout en tête, et pouvaient modifier une installation sans protocole ou autorisation préalables. Il n'y avait pas d'étude de danger."
A l'époque, l'entreprise, créée en 1912, connaît son heure de gloire, à l'instar des autres usines d'une région qui se transforme en l'un des plus importants complexes pétrochimiques de France. Deux mille salariés y travaillent alors, sur trois sites différents, étalés sur les communes de Rouen, de Grand-Quévilly et de Petit-Couronne. Les ateliers tournent à plein régime pour produire des engrais, mais aussi des lessives ou de l'acide phosphorique. Le groupe construit même des logements pour ses salariés.
"Tous les ouvriers habitaient juste à côté, dans le bourg, et venaient travailler à pied ou à vélo. Quand certains étaient en retard, on allait même les chercher chez eux pour mettre en route l'atelier", raconte Pascal Tailleux, délégué syndical central CGT. "Les riverains connaissaient donc très bien l'usine. Ils ne sursautaient pas au moindre dégazement", ajoute Patrick Morisse, représentant syndical CFDT au CHSCT.
"Les gens vivent ici depuis plusieurs générations : ils sont très attachés au quartier, qu'ils ont toujours connu avec l'usine", approuve Laurence Wauters, directrice de l'école maternelle Louis-Pasteur, située à 500 mètres des hautes cheminées qui crachent sans discontinuer de larges panaches de fumée. "On est conscients qu'il peut y avoir un risque, admet l'une des agentes spécialisées de l'école. Mais en période de chômage, d'autres questions se posent : les usines, ce sont des emplois."
SOUS-TRAITANCE
Aujourd'hui, alors que la désindustrialisation et la crise touchent de plein fouet la pétrochimie rouennaise, GPN n'est plus le monstre sacré qu'il fut. L'usine, dont "Total cherche à se débarrasser", selon les syndicalistes, a restreint son activité, sur un seul site, à la production d'engrais azotés, à raison de 3 000 tonnes par jour. Surtout, elle n'emploie plus que 344 salariés après que les plans sociaux successifs ont taillé dans ses effectifs.
"Avec de moins en moins de gens travaillant à l'usine, et surtout après la catastrophe d'AZF, notre image s'est considérablement dégradée. On a été considérés comme des pollueurs, ceux qui puent et font du bruit, déplore Joël Leblond, délégué syndical CFDT, qui a suivi de très près, comme tous ses collègues, le long procès toulousain. Pourtant, nous sommes les premiers concernés par la sécurité du site. Nous voulons une chimie la plus propre possible."
Mais pour les syndicats, la réduction drastique du personnel fragilise la sûreté. Ce sont ainsi pas moins de 150 sous-traitants d'une centaine d'entreprises différentes – dont trois principales – qui travaillent chaque jour dans l'usine. "On a perdu la maîtrise de l'outil de travail ainsi que la mémoire collective en laissant partir des salariés qui connaissaient par cœur leurs machines, déplore Jean-Pierre Levaray, délégué syndical CGT. Aujourd'hui, la manutention et l'entretien des équipements sont faits par des entreprises extérieures, qui peuvent être changées à tout moment."
"Les sous-traitants et intérimaires sont moins intégrés aux équipes et connaissent moins le site. La remontée des informations s'avèrent plus compliquée. C'est l'une des grandes faiblesses de l'usine", estime aussi Claude Barbay.
Si Thibaud Tiberghien, le directeur, rétorque que "l'ensemble des personnels qui interviennent sur le site, des professionnels de la chimie, ont été formés par GPN", le jugement d'AZF accrédite les arguments des syndicalistes. En novembre 2009, le tribunal correctionnel de Toulouse pointait déjà les "défaillances organisationnelles" et les "dérives" de l'ancien site, dont le recours à de nombreuses entreprises sous-traitantes. Des conclusions qui trouvent un écho particulier au sein de GPN, à l'activité si proche.
DÉFICIT D'IMAGE
Au-delà des faiblesses de l'organisation interne, c'est l'ensemble de la prévention des risques autour de l'usine GPN qui comporte des carences. Depuis la loi Bachelot de 2003, de tels sites doivent en effet faire l'objet d'un plan de prévention des risques technologiques (PPRT). Un outil qui oblige les entreprises à réduire les risques à la source et qui protège les riverains par le biais de travaux (toiture, fenêtres) ou, en dernier recours, d'expropriations. Or, le PPRT de GPN n'a pas encore été approuvé, pas plus que ceux des autres sites Seveso de l'agglomération rouennaise.
"On est confronté à un manque de volonté politique, dénoncent Pascal Magoarou et Cyrille Moreau, respectivement vice-président Europe Ecologie-Les Verts (EELV) et président du groupe EELV de la CREA. Les maires sont réticents à valider des expropriations impopulaires. De son côté, la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement [Dréal] permet aux industriels d'étaler les travaux sur le temps. Toute initiative qui met en danger l'activité économique est à exclure."
GPN dispose ainsi de cinq ans pour réaliser les travaux prescrits par la Dréal afin de réduire le périmètre des aléas toxiques, thermiques et de surpression, et donc l'impact possible sur la population. "On va investir 5 millions d'euros pour enfouir davantage de tuyauteries de gaz toxiques, changer des vannes ou encore améliorer la sécurité autour des zones d'expédition et de réception des produits", annonce Thibaud Tiberghien. Des travaux qui seront pour l'essentiel réalisés lors du grand arrêt décennal de 2014.
Reste à voir s'ils seront suffisants pour réhabiliter une image durablement dégradée. "Quand la fuite de gaz a eu lieu à l'usine Lubrizol, juste à côté de la nôtre, le 21 janvier, le standard n'a pas arrêté de sonner, assure Jean-Pierre Levaray. Les gens disaient : 'C'est encore GPN !'"
Source (lemonde.fr)
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