Le management rattrapé par le droit

Posté le 14 septembre 2012 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

chsctLe TGI de Lyon vient de juger que l’organisation collective de travail basée sur le benchmark compromet gravement la santé des salariés.
Depuis l’arrêt Snecma (Cass. soc., 5 mars 2008, n° 06-45.888 ), l’obligation de sécurité de résultat qui incombe à l’employeur vise désormais l’organisation du travail. Selon le rapporteur de cet emblématique arrêt, Pierre Bailly, « cette obligation légale de sécurité, qui est une obligation de résultat, a pour conséquence nécessaire d’interdire à l’employeur de prendre toute mesure pouvant être de nature à compromettre la santé ou la sécurité des travailleurs ».

Le message a été entendu et la jurisprudence Snecma a essaimé. En dernier lieu, le TGI de Lyon vient de livrer une leçon magistrale de droit de la santé et sécurité au travail en condamnant sévèrement l’organisation du travail fondée sur le benchmark à la Caisse d’épargne Rhône-Alpes Sud. En première ligne, le syndicat Sud, qui a demandé au tribunal d’interdire le système benchmark. Avant lui, l’expert du CHSCT, l’inspection du travail, les assistantes sociales et la médecine du travail avaient alerté l’employeur « sur les risques psychosociaux d’un tel système ». En réponse, la Caisse d’épargne avait mis en place un observatoire des risques psychosociaux, un numéro vert, un plan d’action qualité du travail. Autant de mesures jugées « largement insuffisantes » par les juges lyonnais en ce qu’elles « ne visent pas à supprimer le risque à la source, mais à intervenir a posteriori une fois que le risque est révélé ».

Nous avons voulu en savoir plus en interrogeant Pierre-Yves Verkindt, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne, et Frank Brunois, Professeur de sciences de gestion à l’Université Panthéon-Assas.
Françoise Champeaux

Le benchmark dévoyé

Entretien avec Frank Bournois, Professeur de sciences de gestion, Université Panthéon-Assas, Paris II

Comment définissez-vous le benchmark ? En tant que gestionnaire, comment analysez-vous le système déployé par la Caisse d’épargne Rhône-Alpes Sud ?

Frank Bournois : Étymologiquement, le benchmark est lié à l’activité de géomètre. C’est un point de référence servant à effectuer une mesure.
Classiquement, le benchmark est un « benchmark externe ». Il s’agit d’un étalonnage, d’une comparaison avec d’autres organisations. Le principe est d’améliorer les performances en auditant les pratiques des autres. Très souvent, le benchmark s’adresse aux équipes commerciales. Dans l’affaire Caisse d’épargne, le « benchmark » pratiqué n’en est pas un. L’outil correspond davantage à un système de mesure et de positionnement relatif à des performances.

Il s’agit donc d’une dérive du benchmark ?

F. B. : Le benchmark est une prérogative managériale. C’est un devoir du manager d’avoir le souci constant de l’amélioration des performances des unités. De ce point de vue, le jugement me dérange en ce qu’il empiète sur le pouvoir de l’employeur. Toutefois, dans cette affaire, la direction n’a manifestement pas pris les précautions de mise en oeuvre pourtant d’usage. Elle aurait dû, d’une part, mettre en place un outil de pilotage pour mesurer les éventuels effets
négatifs et, d’autre part, élaborer une typologie des agences pour pondérer les critères. L’imprudence de la société risque d’en mettre d’autres en difficulté. Au final, le jugement du TGI de Lyon rend un grand service à la gestion car il oblige les entreprises à plus de vigilance.

Comment appréhendez-vous le lien entre le benchmark et les risques psychosociaux ?

F. B. : Dans cette décision, la preuve juridique est manifestement apportée. En revanche, je considère que la preuve scientifique n’est pas démontrée. C’est la façon dont l’outil a été élaboré et déployé qui pose problème, et non le système en lui-même. Le benchmark doit perdurer en intégrant la
dimension santé au travail. Dans l’ensemble des masters qui préparent au management des ressources humaines, une place significative est faite
à la prévention des RPS.

Propos recueillis par Françoise Champeaux et Agathe Marcon

Le benchmark touché au coeur ?

Entretien avec Pierre-Yves Verkindt, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne, Université Paris I, Panthéon-Sorbonne

Quel regard portez-vous sur le jugement du TGI de Lyon?

Pierre-Yves Verkindt : C’est un bon jugement qui a le mérite de ne pas en rajouter. Il ne donne pas de leçon mais il applique à la lettre les principes régissant la santé au travail. Il constitue une remarquable déclinaison de l’obligation de sécurité de résultat, dans la lignée de l’arrêt Snecma. À cet égard, il repose sur deux piliers : l’article L. 4121-1 du Code du travail, qui énonce les principes qui obligent l’employeur à prendre les mesures nécessaires pour assurer la santé physique et mentale des travailleurs, et l’article L. 4121-2 du Code du travail qui, certes, n’est pas cité, mais dont
l’esprit sur les principes généraux de prévention (éviter les risques, combattre les risques à la source…) est particulièrement présent.

Comment définiriez-vous le benchmark?

P.-Y. V. : Le benchmark trouve son origine semble-t-il dans le champ du marketing, mais sa transposition comme mode d’organisation du travail a emporté des effets délétères. Il conduit en effet et de fait à la mise en concurrence des salariés. Ceux-ci n’ont qu’un seul objectif : faire mieux que les autres. Le benchmark (version RH) n’est donc pas une méthode d’évaluation du travail, par principe fondée sur des critères objectifs et précis, mais un système d’organisation du travail destiné à assurer la gestion des performances des salariés. Le benchmark ainsi manipulé s’apparente alors à une internalisation à une entreprise ou à un secteur d’activité donnés d’une logique de marché particulièrement violente, celle du capitalisme sauvage.
On considère l’intérieur d’une entreprise comme un marché, où chaque acteur voit ses performances analysées au regard des performances des autres acteurs. Cette mise en concurrence peut être organisée sur plusieurs niveaux, comme c’est le cas en l’espèce, si l’on se réfère au contenu du jugement : concurrence entre les agences bancaires, concurrence induite entre les salariés de chaque agence bancaire. L’importance du risque est liée à la convergence de ces deux modes de concurrence. Comme l’explique si bien et de façon très mesurée le Tribunal de grande instance de Lyon, cette double comparaison, lorsqu’elle est permanente et généralisée, devient un facteur de risques psychosociaux.

Dans cette affaire, l’employeur avait été alerté des risques du benchmark.

P.-Y. V. : Effectivement, l’employeur a été alerté de la dangerosité du benchmark par plusieurs instances : l’inspection du travail, le CHSCT, qui a d’ailleurs sollicité la mise en place d’une expertise, les assistantes sociales et, surtout, les médecins du travail, dont l’un des rapports est expressément cité par le Tribunal de grande instance de Lyon. L’employeur avait donc « conscience du danger » mais n’a pris aucune mesure (directement opérationnelle) pour éviter que le risque survienne.

Dans cette affaire, c’est le syndicat Sud, et non le CHSCT, qui est demandeur.

P.-Y. V. : Si le CHSCT avait intenté l’action, il n’aurait peut-être pas été recevable. Souvenons-nous de l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 2 décembre 2009 (n° 08-18.409) qui avait déclaré l’action devant les juridictions pénales du CHSCT irrecevable en application de l’article 2 du Code de procédure pénale, faute de préjudice direct et personnel né des infractions poursuivies. À terme, ce verrou de l’intérêt à agir risque néanmoins de tomber. Je trouve par ailleurs intéressant qu’une organisation syndicale qui défend l’intérêt collectif de la profession soit à la source du litige. Sa réflexion sur le benchmark dépasse clairement le cadre de l’entreprise, du secteur, etc.

Ce jugement sonne-t-il le glas du benchmark?

P.-Y. V. : La pratique du benchmark appliqué aux relations humaines dans l’entreprise est ici attaquée au coeur. Le TGI de Lyon s’appuie implicitement sur l’article L. 4121-2 du Code du travail pour condamner une méthode de travail qui, en soi, est créatrice de danger. Ce ne sont donc pas les conséquences du
benchmark qui sont ici stigmatisées, mais le système de mise en concurrence des salariés en tant que tel. Le jugement remet en cause tout un courant managérial qui tend à parer la concurrence et l’évaluation de toutes les vertus. Les méthodes d’organisation du travail mortifères devraient tomber une à une.

Le droit de la santé au travail condamne-t-il certaines formes d’organisation managériale ?

P.-Y. V. : Le droit du travail pousse certaines des techniques managériales dans leurs retranchements. Ce jugement devrait être porté à la connaissance de ceux qui théorisent et enseignent les techniques d’organisation du travail et les ressources humaines. Je rejoindrais Christophe Dejours qui milite pour une
meilleure formation sur la santé au travail dans les écoles de commerce, d’ingénieurs et de management. Réciproquement, les travaillistes doivent eux aussi s’intéresser aux théories, aux pratiques et à l’enseignement du management.

Propos recueillis par F. C. et A. M

Source (WK-CE)

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