Au mot «bureau», je pense tout de suite à ces petits boxes sans charme où règne l'efficacité, vertu parfaitement déconnectée de la sexualité, et même à son opposé selon moi. Et là est peut-être tout le propos.
Comme Julie Berebitsky le développe dans Sex and the Office: A History of Gender, Power and Desire, les relations sexuelles, consenties ou non, sont depuis quelque temps perçues comme néfastes à la productivité et contrevenantes à la morale, alors qu'au milieu du siècle dernier, l'on ne s'étonnait pas de voir une secrétaire sur les genoux de son patron.
Aujourd'hui, les employeurs s'efforcent d'étouffer toute expression du Ça, ou du moins d'en repousser les diverses sublimations hors des enceintes du bureau. Toutefois, ce genre de répression évoque surtout la persistance de la chose réprimée.
Quand les femmes firent leur apparition dans les bureaux [américains], pendant la Guerre de Sécession [1861-1865], leur ostensible présence suscita chez les hommes habitués à travailler entre eux à la fois désir et suspicion. D'où des insinuations, des regards appuyés et des vas-y-comme-je-te-pince à n'en plus finir. (En 1915, on suggéra même d'installer les sténos dans des cages grillagées.) Si quelques femmes rencontrèrent leur futur époux au travail, ce ne fut pas le cas de la majorité, et la foule d'employées embourbées dans des situations soit insupportables (les relations extra-conjugales), soit intolérables (les patrons lubriques), furent bientôt submergées par les conseils.
Des manuels pour apprendre aux femmes à ignorer sans repousser
Berebitsky, professeur d'histoire à l'université de Sewanee [Tennessee], cite plusieurs de ces guides à l'usage des employées, et note qu'ils s'accordaient tous à dire que «si une femme ne pouvait pas faire face aux intentions 'strictement malhonnêtes' d'un homme, elle devait démissionner.»
Il était demandé aux femmes de recourir à tous leurs super-pouvoirs pour ignorer la libido masculine: «Elle devra apprendre à ne pas remarquer ce regard trop ardent, à ne pas sentir cette main qui se pose sur la sienne ou ce bras qui dérape derrière le dos de sa chaise», avisait ainsi l'un de ces manuels, tout en précisant qu'il était exclu de repousser sans ménagements ces gestes importuns : les femmes devaient faire attention à traiter les hommes avec «tact et politesse, car ce n'est pas tant le rejet que la manière dont il est fait qui compte.» Ce dernier point est des plus révélateurs; comme une lectrice anonyme l'écrivit dans le magazine Harper's en 1926 [accès réservé aux abonnés], «le mâle de l'espèce ne goûte guère d'être ridiculisé.»
L'industrie du conseil féminin s'immisçait jusque dans les foyers, où les épouses étaient encouragées à ne pas s'inquiéter de ces «créatures élégantes, malignes et manucurées» qui peuplaient les bureaux de leur homme, du moment qu'elles «se faisaient belles et témoignaient à leur mari un amour dévoué et confiant.»
De leur côté, les hommes n'avaient pas droit à ces exhortations et à ces mises en garde, car il apparaissait tout naturel qu'ils satisfassent leurs incontrôlables pulsions. Dans le film Sa Femme et sa dactylo (Wife vs. Secretary, 1936)—on s'attendrait presque à une affiche avec gratte-ciel en flammes et un tas de gens hurlant au milieu—quand une femme raconte à sa belle-mère que son mari l'a trompée avec sa secrétaire, la belle-mère lui répond quelque chose d'assez terrifiant:
«C'est affreux, mais ne soyez pas trop dure avec lui. (...) On ne peut pas reprocher à un petit garçon de voler un bonbon quand on le laisse tout seul devant une boîte pleine.»
Bien qu'elle consacre seulement quelques paragraphes aux relations homosexuelles au bureau, Berebitsky explore par ailleurs sa matière avec minutie et esprit, pour démontrer que le sexe ne se réduit jamais à lui seul: l'argent est souvent de la partie.
Le sexe pour affirmer sa masculinité
Les pécules accumulés par les femmes dans les années 1920 furent aspirés par la Grande dépression, et les femmes ambitieuses, une espèce déjà suspecte en soi, étaient regardées avec la plus grande hostilité. L'on conseillait plutôt à ces dames de rechercher des emplois féminisés et de se montrer «parfaitement féminines, dans leur attitude et dans leur apparence» pour trouver et garder un travail.
Les hommes, qui craignaient pour leurs postes, ne voulaient pas de la concurrence mais de la subordination. Ainsi peut-on découvrir les avantages du juste équilibre entre les sexes au bureau dans un article de 1935 du magazine Fortune: avec «leur intention consciente ou inconsciente de se marier, et leur souhait conscient ou inconscient d'être dirigées par des hommes», les femmes s'avéreraient être des petites travailleuses «faciles et obéissantes».
Si à l'usine ou à la ferme, la virilité était rarement mise en cause, le développement fulgurant des emplois de bureau fit naître de sérieuses angoisses chez les hommes, ébranlés par la part croissante d'œstrogène dans leur environnement, mais aussi par la nature même du travail—gentiment sédentaire et monotone.
Le parfait gentleman valorisé au 19e siècle se distinguait des vulgaires classes populaires par le refoulement de ses désirs, tandis que l'homme de bureau de la moitié du 20e siècle était poussé à l'inverse s'il voulait échapper à l'émasculation pure et simple. Le sexe permettait aux hommes d'affirmer leur masculinité et de conserver leur nature profonde, de la protéger des effets délétères de leur travail.
Quand en 1959, le journaliste Edward R. Murrow montra que les entreprises avaient pour habitude d'offrir à leurs clients les prestations de prostituées en les faisant passer en notes de frais, la population scandalisée ressentit néanmoins un certain soulagement; comme le formule Berebitsky: «(...) du moins le scandale du sexe dans les relations d'affaires prouva-t-il que les hommes de bureau étaient encore des hommes.»
Le sexe pour inverser les rapports de force
Tandis que le sexe était un repère pour les hommes, qu'il constituait ce qu'un homme, un vrai, se devait de vouloir de tout son être, c'était—en tout cas culturellement—une variable assez flottante pour les femmes, qui étaient bombardées de tant de messages contradictoires sur les façons de s'habiller et de se comporter qu'il est étonnant qu'elles aient même réussi à franchir les portes du monde du travail.
Les femmes se devaient en effet d'être séduisantes sans l'être trop, disponibles sans l'être trop, etc. Au fil des années, le stéréotype a oscillé entre vamp et victime. Cependant, la femme active sexuellement était presque toujours perçue comme en recherche d'amour plutôt que de promotion professionnelle. Jusqu'à Helen Gurley Brown.
Dans Quitte ou double (Sex and the Single Girl), publié en 1962, Brown expliquait tout à coup aux femmes que la sexualité pouvait servir aussi bien en matière professionnelle que romantique. Plutôt que de se comporter comme «des gloutonnes contre-nature en mal de pénis prêtes à sauter à la gorge des hommes», écrivait-elle, les femmes ambitieuses devaient réaliser que «le flirt et la séduction» pouvaient inciter les hommes «à se montrer plus coulants avec [elles].»
Ce type de parole mettait cruellement en péril l'ordre des choses établies: d'accord pour que les femmes recherchent l'attention des hommes, pas pour qu'elles s'en prennent à leurs emplois. En 1963, l'écrivain Philip Wylie mit ainsi en garde contre ces «Sirènes» qui «entrent en compétition avec la virilité et, si nécessaire, l'éradiqueront de la planète.» (Difficile de savoir quel genre de femme Wylie aurait trouvée à son gré; dans l'ouvrage Generation of Vipers [Génération de vipères], il s'en prenait également aux mères, qu'il associait à Cendrillon en même temps qu'à Hitler.)
Cependant, la part croissante des femmes aux postes de pouvoir fit du sexe un élément plus perturbant encore qu'au temps des sténo-dactylos corvéables à merci, du moins du point de vue de l'employeur. En outre, plus elles s'ancraient dans le monde du travail, plus les femmes avaient leur idée sur la façon dont elle devait être traitées.
Il y a 35 ans, la femme était forcément une «mytho-nympho»
Ce n'est pas avant 1975 que les remarques, les taquineries et les attouchements ne furent qualifiés de «harcèlement sexuel» par les féministes de l'université de Cornell [état de New York], ce qui transvasa dans la sphère publique ce qui était jusqu'alors considéré comme de l'ordre du privé. Pourtant, les femmes qui se disaient victimes de harcèlement sexuel se trouvaient encore confrontées à une tonne de soupçons—quant à leur crédibilité, à leurs mobiles, à leur sens de l'humour.
Une relation sexuelle qualifiée de forcée par une partie pouvait être estimée consentante par l'autre. (Comme l'avocate et universitaire Catharine MacKinnon dit d'une affaire au milieu des années 80: «On est baisée, et bien baisée.»)
En 1991, au cours des audiences de confirmation [pour un poste de juge à la Cour suprême des États-Unis] de Clarence Thomas, ses partisans tentèrent de discréditer Anita Hill [une ancienne collègue qui l'accusait de harcèlement sexuel] en la faisant passer pour une folle menteuse et/ou pour une aguicheuse indigne de foi, technique de défense si banale qu'elle porte même le nom de «mytho-nympho» [nuts and sluts].
Vingt ans plus tard, Herman Cain [membre influent du Tea Party, un temps candidat à la primaire républicaine de 2012] croit discréditer les plaintes de harcèlement sexuel déposées contre lui en qualifiant l'une de ses accusatrices de «femme perturbée». On a parfois l'impression qu'à chaque nouvelle révélation, le même rite ancestral se réenclenche inexorablement.
L'évolution de la législation n'a pas été accompagnée d'une évolution comparable dans les mentalités quant au pouvoir et à son équitable répartition entre les sexes. Si hommes et femmes endossent tour à tour le rôle de victime—les femmes pour leur vulnérabilité économique, les hommes pour leur faiblesse sexuelle—l'idée de base est restée la même.
Certains juristes ont bien essayé de changer les choses en avançant que le harcèlement sexuel n'était pas toujours qu'une affaire de sexe, mais la société n'a pas vraiment suivi, car son intérêt est plus sûrement piqué quand il est question de sexe. Et tant qu'il en sera ainsi, d'autres formes de pouvoir, moins salaces mais tout aussi pernicieuses et réelles, resteront invisibles ou tout du moins tues.
Jennifer Szalai
Écrivain vivant à New York
Traduit par Chloé Leleu
Espace CHSCT, plateforme N°1 d'information CHSCT, édité par son partenaire Travail & Facteur Humain, cabinet spécialisé en expertise CHSCT et formation CHSCT